Marseille, victime de ses baronnets
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Marseille, 800 000 habitants, sa mauvaise réputation, ses rues sales, ses immigrés, sa violence, son vote Front national, ses grèves éternelles, toujours plus longues qu’ailleurs… Ces clichés, appuyés sur un vieux fond de réalité, étaient en recul. Les grues en action sont partout, on creuse des tunnels, le tramway progresse, le métro aussi (trop lentement, c’est vrai). La ville allait même, avec ses voisines, être capitale européenne de la culture en 2013.

Pourtant, la ville restait elle-même, instable et mouvante, conflictuelle et solidaire, fière d’être rebelle, parfois à l’excès, mais elle était repartie de l’avant. Chaque année, elle gagnait 5 000 emplois et 5 000 habitants. Le chômage y restait fort (13 % en 2010, 30 % chez les jeunes dont 49,9 % dans la cité de la Castellane), mais il était moins éloigné des moyennes nationales. On pouvait même parler d’une certaine mode pour Marseille, son ambiance, ses plages et calanques, ses projets, ses constructions, ses entreprises high-tech… et son TGV qui la met à trois heures de Paris.

Puis nous sommes entrés dans une nouvelle série négative. Grèves des éboueurs en 2010 et 2011, affaires politiques diverses, assassinat à la kalachnikov entre jeunes, meurtre d’un policier lors d’un braquage. Pour se faire entendre, la sénatrice des quartiers nord a cru bon de demander la présence de l’armée ! Effet médiatique excellent, conséquence sur l’image de la ville et le développement économique consternant. La série noire reprit : expulsion d’un campement de Roms avec le soutien passif d’une élue, inculpation d’une partie importante des policiers de la brigade anti-criminallité nord…

Les décisions prises par le premier ministre ont été excellentes : préfet de police à la bonne échelle, le département ; policiers supplémentaires, juges et éducateurs, doublement de la scolarisation à 2 ans. Et puis un préfet délégué à la construction d’une grande métropole ! Là est la clef réelle. La clef qui peut mettre enfin une culture politique de développement économique au cœur du projet urbain.

Car, comme partout, le manque de travail, la pauvreté des jeunes, des femmes seules avec enfants, des couples de retraités où la femme n’a jamais travaillé, là est le terreau de la délinquance et de la violence. Et à Marseille, on estime qu’il manque 100 000 emplois dans le privé pour que la ville soit à la hauteur des métropoles européennes de même taille. Et ce depuis longtemps, depuis que le port cessa d’être le poumon de l’empire et des guerres coloniales.

Car il faut comprendre. Nous sommes dans un territoire où s’oppose une culture portuaire qui agite Marseille et la traverse, mais que la ville impulse peu, et une culture de l’intérieur, aixoise pour dire vite, universitaire, touristique, culturelle et attractive pour la nouvelle économie. Une part de Marseille a aussi commencé à vivre de cette richesse-là, mais une part seulement, au sud et à Euromed. Parallèlement, Aix-en-Provence vit d’être à côté de Marseille et y attire l’économie moderne. Sorte de « Hauts-de-Seine » de la ville-mère.

Aubagne d’un côté, et Fos-sur-Mer et Berre de l’autre, sont eux aussi des sortes d’avant-ports industriels et commerciaux qui étaient « peu », sinon de magnifiques sites, avant que Marseille n’y étende son ombre et son activité. Ainsi le cœur économique de la cité est hors de la cité, il s’est déversé sur des villes voisines, au-delà des collines blanches : mais dans des villes à l’histoire aussi vieille que celle de Marseille, des villes de terres et de mémoire, Aix-en-Provence, Aubagne, Martigues. Le hors-Marseille n’était pas des villages faciles à absorber, comme à Paris, mais des cités fières et culturellement bien différentes car terriennes, foncières, juridiques.

Or le drame de cet ensemble de cités entrelacées de 1,8 million d’habitants, où Marseille pèse pour une moitié, c’est que l’Etat a cru malin de favoriser, il y a douze ans, plusieurs communautés de communes concurrentes. Le pays d’Aix descend même si près de Marseille qu’Aix possède une partie de ses grandes surfaces et profite de leurs taxes ! Ainsi la ville centre est pauvre et les pourtours, qui vivent de son voisinage, riches. Plus personne ne pense l’ensemble, ne le lie, n’organise les transports, ne rationalise la construction, la vie culturelle, l’université, le développement économique. Sauf bien sûr les travailleurs qui circulent entre les cités sur des routes bondées – les masses salariales échangées entre villes sont équilibrées.

Et si l’Etat a pu favoriser hier une organisation aussi absurde et anti-productive c’est qu’il a trouvé dans une classe politique professionnelle et familiale, et des enclaves communistes, des partenaires pour ce morcellement qui permet les réélections par la définition de territoires limités et stables. Aix, Martigues, Istres, Aubagne pensent Aix, Martigues, Istres, Aubagne. Et point au-delà. Comme dans Marseille. La sénatrice des quartiers nord pense surtout quartiers nord, les maires d’arrondissements du centre pensent arrondissements du centre… Et ici où, dans une population en flux et passage, intégration et conflit, l’art du politique est de tenir un territoire pour pacifier cette remue d’hommes, ce localisme général du politique prend des forces extrêmes. Le changement, le projet, comme la République, y cèdent devant la réélection, l’opposition aux autres et… la transmission du fief.

Aussi à côté de ce morcellement stérilisant, clientéliste, il faut construire un autre étage de pouvoir où l’on parle projets, transports, universités, recherche, avenir portuaire, filières technologiques, aménagement du territoire… Mais ce niveau n’existe pas. Le patronat se désespère, les syndicats se plaignent, les universitaires enragent, mais il ne peut rien se passer, car chacun cuisine pour son quartier et sa réélection. Il n’y a aucune structure de pouvoir apte à penser, organiser, diriger, l’ensemble. Je ne dis pas qu’il manque un patron. Un homme fort.

Je dis qu’il manque une organisation horizontale large qui inclut toute la métropole et qui accumule projets, compétences, valeurs, budget et perspectives. Et cet étage-là, inter-cités, inter-cultures mais unifié par un seul port, une seule université, une seule mobilité, un seul marché du travail, cet étage-là doit être élu de telle manière que s’y dégagent des profils politiques différents, moins familiaux, moins localistes, plus anonymes, permettant mieux la sélection par la compétence, la parité, la diversité. En gros, ce que les régions ont su faire par rapport aux élus cantonaux des départements. Il y a là à gagner une structure forte et légitime d’autorité dont ce territoire a besoin.

Et ces questions ont à voir avec le débat sur les violences des jeunes de banlieues. Car, si on ne peut lutter à armes égales contre les bandes de jeunes dealers des quartiers qu’avec des policiers (et des policiers incorruptibles !) et des éducateurs, il y faut aussi des emplois et un avenir que seul ce nouvel outil politique peut apporter. Mais ce nouvel outil politique, indispensable, ne sera pas le tout. Car il ne peut être efficace qu’à moyen terme. A court terme, il faut améliorer la vie quotidienne et prendre de front le problème du cannabis, ici comme ailleurs.

Car quand l’illégalité est partout et rayonne sur tout le territoire, dire que le haschich est interdit est un mensonge. Il est commun, aussi populaire que le pastis et attire des jeunes entreprenants et dynamiques qui trouvent à utiliser dans cette délinquance des talents d’organisateurs que l’économie officielle ne leur reconnaît pas. Ils ne sont pas nés assassins. Aussi un Etat qui veut imposer le respect doit reconnaître les batailles perdues et accepter de changer de politique. Il faut encadrer la consommation du haschich, le produire en France, en montrer les dangers et intégrer son commerce dans l’économie réelle. Le Portugal a fait là un travail superbe qui a même entraîné un recul de la consommation.

En outre, il faut se demander pourquoi au niveau des cités le trafic est bien souvent l’œuvre de jeunes issus de l’immigration maghrébine. Cela est moins vrai chez les revendeurs. Car le refus par la « France d’hier » de ces nouveaux arrivants ne les astreint-il pas souvent à l’économie informelle, voire illégale ? Il faut parler de l’Algérie et du destin euro-méditerranéen de la France. L’invention d’une France blanche et uniquement européenne nous étouffe. Nous sommes euro-méditerranéens depuis des millénaires.

Il faut d’urgence favoriser la vie des groupes les plus fragiles, mères seules avec enfants, cœur de la pauvreté, mères souvent de ces jeunes manipulés par des dealers adultes. Les mères isolées et leurs enfants doivent être notre priorité. Scolarisation à 2 ans pour tous leurs enfants, bourses systématiques, augmentation des indemnités de mères isolées et prise en charge par l’Etat du paiement des pensions alimentaires (au fisc de les récupérer auprès des pères puisqu’il s’agit d’une décision de justice).

Parallèlement, il faut favoriser la décohabitation des jeunes adultes de chez leurs parents. On a su le faire dans les campagnes des années 1960, on sait le faire avec les étudiants en leur attribuant des aides. Il faut faire la même chose et mieux pour des jeunes qui, faute d’études souvent, de travail aussi, n’ont pas de vie privée amoureuse. Pensons en termes de « logement d’avenir » comme on parle « d’emploi d’avenir ». Car le lit et le désir d’enfant poussent à l’intégration autant que les diplômes et le salaire.

Favorisons les jeunes couples pour pacifier nos banlieues. Entre la drogue, la violence, le radicalisme politique, les études et l’emploi, il y a aussi l’amour. C’est un intégrateur social puissant mais trop souvent oublié.

Jean Viard, sociologue et directeur de recherche CNRS au Cevipof à Sciences Po Paris

 Retrouvez cet article sur le site du Monde

LE MONDE | 08.10.2012 à 14h16