Eridan, l’aberrant gazoduc d’Engie !
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PAR NICOLAS BARRIQUAND ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 4 JUIN 2016 dans médiapart

Dans la très encombrée – et nucléarisée – vallée du Rhône, une filiale du groupe s’apprête à construire une autoroute du gaz. Mais l’utilité de cette canalisation, explosive par nature, reste à démontrer. Où se mêlent intérêts industriels, enjeux européens et interrogations sur l’exploitation, localement, des gaz de schiste….

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Le tracé du gazoduc (source :
GRTgaz) et les installations traversées. © Mediapart

Vallée du Rhône, envoyé spécial. – « Danger de mort. » Caderousse a hérissé de grands panneaux au bord de ses départementales. Cette bourgade de 2 800 habitants, limitrophe d’Orange (Vaucluse), se vit en état de siège. « On avait déjà, à l’est de la commune, la ligne TGV et l’A9. Voilà maintenant, à l’ouest, le gazoduc », se désole Yves Furic, conseiller municipal.

Le comble ? La ville n’est même pas raccordée au gaz… « On nous impose Eridan et on devra encore se traîner nos bouteilles de Butagaz ! », ironise le Caderoussien en citant le nom du projet de GRTgaz. Cette filiale d’Engie (ex-GDF Suez) gère le réseau de gazoducs sur les trois quarts du territoire national. Et, d’ici à quatre ou cinq ans, elle veut doter la vallée du Rhône d’un des plus gros tuyaux jamais construits en France pour transporter du méthane.
Eridan, c’est son nom, n’a rien d’un long gazoduc tranquille. Il reliera Saint-Martin-de-Crau (Bouches- du-Rhône), près de Fos-sur-Mer et de ses terminaux méthaniers, à Saint-Avit, au nord de la Drôme. Soit 220 kilomètres de tuyau dans un couloir ô combien encombré. Marcoule à gauche, Tricastin à droite… Sur la carte, le tracé mitonné par GRTgaz zigzague entre les sites nucléaires. Il s’additionne à une ligne à grande vitesse, une autoroute et des lignes à haute tension. Dans le Gard, il traverse les vignes de l’appellation Signargues ; plus au sud, la plaine de la Crau, réputée pour son foin. Résultat, Eridan soulève dans son sillage une multitude d’oppositions. Alors qu’en général une telle infrastructure, discrète car enterrée, passe quasi inaperçue. « La vallée du Rhône n’est pas la campagne picarde », concède Georges Seimandi, le délégué Sud-Est de GRTgaz. C’est lui le pilote du projet depuis son commencement en 2007. Lui qui s’est frotté aux riverains lors des réunions publiques.

« Pour Eridan, je n’ai pas voulu de précipitation. Sur certaines portions, on a pris le temps de refaire le tracé deux ou trois fois, parfois davantage, pour réduire au maximum son impact », assure-t-il. Sans convaincre tout le monde…

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Yves Furic, conseiller municipal de Caderousse :
« Le comble ? On ne sera pas raccordé au gaz pour autant ! » © Nicolas Barriquand

Retour à Caderousse. Une carte de la commune a été affichée dans la salle du conseil municipal. Elle est barrée d’une bande blanche, symbole de la servitude liée à Eridan, couverte de cercles rouges, les habitations à proximité du gazoduc. « En cas d’accident, un millier de personnes peuvent être directement touchées. Sans compter l’école et les terrains de sport en bordure de la zone létale », commente le maire adjoint, Jean Azéma. Sur la totalité du parcours d’Eridan, la population concernée oscillerait entre 30 000 et 35 000 individus. « Au départ, on n’a pas vraiment réagi. Le débat public [en 2009] s’est déroulé sans tracé précis, on parlait d’un fuseau, de “gros tuyau”, reprend l’élu local. Et puis en 2012, on découvre que GRTgaz veut passer au pied de Marcoule ! » Autrement dit, le berceau du nucléaire français. Le site historique du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), où cohabitent des usines Areva et EDF, ainsi que six réacteurs en cours ou en attente de démantèlement dont le fameux Phénix, se trouve en face de la commune, sur l’autre rive du Rhône. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) tique. « Les exploitants estiment que le tracé de la canalisation induit, en cas d’accident, des conséquences inacceptables sur les installations nucléaires », écrit la division de Marseille dans une lettre datée du 18 février 2013.

Deux scénarios d’accident

Une étude est commandée à l’Ineris, un institut placé sous la tutelle du ministère de l’écologie et chargé d’évaluer les risques industriels. Son rapport (ci- dessous) démontre la dangerosité d’Eridan. Il étudie notamment deux scénarios d’accident, un rejet de gaz incliné à 45° et l’explosion d’un nuage de gaz après une fuite. Deux hypothèses que GRTgaz n’avait pas cru nécessaire d’examiner dans son étude de dangers… Bousculée par le travail de l’Ineris, la filiale d’Engie décale d’un gros kilomètre le tracé. Il devait passer à 545 mètres de Marcoule. Au bout du compte, le gazoduc se rapproche de plusieurs dizaines de maisons en traversant un territoire bien plus peuplé. « Les précautions appliquées pour le site nucléaire ne le sont pas pour la population », dénonce Agnès Boutonnet, représentante de France nature environnement (FNE) PACA, en pointe sur le dossier Eridan. « Notre étude n’est pas exploitable en dehors de son cadre, en l’occurrence la compatibilité de la canalisation avec Marcoule. Les hypothèses de calcul des risques sont différentes si on étudie les conséquences sur l’homme. D’autre part, si un problème survient, on considère que les personnes peuvent s’éloigner, contrairement à une installation nucléaire », minimise Sylvain Chaumette, responsable analyse et gestion intégrée des risques à l’Ineris. Il n’empêche : il faudra courir vite en cas de pépin. En 2004, à Ghislenghien en Belgique, un gazoduc analogue à Eridan (même pression), endommagé par un engin de chantier, provoque une explosion suivie d’une gigantesque colonne de flammes. Bilan : 24 morts.

« Pas question d’avoir une bombe dans mon jardin ! », ne décolère pas Philippe Haïkal. Ce dentiste habite Malataverne, joli village au sud de Montélimar. Quand il apprend que le gazoduc coupera en deux sa propriété, il alerte le voisinage puis crée Pierredomachal (pour Pierrelatte, Donzère, Malataverne, Châteauneuf-du-Rhône et Allan), l’une des principales associations anti-Eridan. « Dans un premier temps, on imagine que GRTgaz fait les choses sérieusement. Puis on découvre qu’après avoir vanté pendant des années un tracé, elle le modifie parce qu’il est finalement trop dangereux pour Marcoule. Comment faire encore confiance à cette entreprise ? », interroge-t-il. À Malataverne, l’école se trouve en pleine “zone des effets irréversibles”. Quand, à quelques encablures de là, le gazier prévoit carrément  d’enterrer son tuyau sous le canal de refroidissement de la centrale nucléaire de Tricastin. Ici aussi, l’ASN émet une réserve. Si une explosion endommage la digue, le site nucléaire se retrouvera-t-il inondé ? Les réacteurs pourront-ils être encore refroidis ? Contrairement au passage près de Marcoule, ce n’est pas le tracé qui change… mais la position du gendarme de l’atome. « Notre réserve était une demande de complément d’études afin de nous assurer qu’en cas d’explosion la digue ne serait pas endommagée », défend Richard Escoffier, chef adjoint de la division lyonnaise. « On a mis une pression dingue à l’ASN parce qu’il n’y a pas d’autre passage possible que sous le canal », pense plutôt la drômoise Michèle Rivasi, députée européenne (EELV).

« Pour tracer tranquillement un tel gazoduc, il faudrait une zone morte de 3 kilomètres de large. Et en vallée du Rhône, ce n’est pas possible », constate Jack Szabo, un ingénieur à la retraite qui décortique pour Pierredomachal les rapports et études techniques sur Eridan. « Ce projet, pensé avant la crise, est par ailleurs surdimensionné », affirme-t-il. Au fil des années, ces opposants sont devenus à leur manière de véritables experts du secteur gazier et de ses enjeux. Et ils se sont forgé une conviction qui leur rend le risque, même minime, impossible à accepter : ce tuyau est inutile. La preuve ? « GRTgaz ne cesse de modifier son argumentaire pour justifier Eridan, note Agnès Boutonnet. À une époque, on nous disait par exemple qu’il devait répondre à Fos Faster, un projet de terminal gazier [près de Marseille] abandonné début 2015. » Ne devait-il pas aussi, auparavant, permettre d’équilibrer le prix du gaz entre le nord et le sud de la France avant qu’une autre solution, tarifaire, ne soit mise en place ? « Des motivations supplémentaires ont pu s’ajouter, mais la raison d’être d’Eridan est la même depuis le départ : diversifier nos approvisionnements », conteste Georges Seimandi. La peur de voir Vladimir Poutine couper le gaz ? Contrairement à une idée reçue, le premier fournisseur de la France est la Norvège, très loin devant la Russie.

« Les gisements en mer du Nord s’épuisent », revient à la charge le responsable de GRTgaz. Soit. Néanmoins, l’argument d’aller chercher d’autres importations – dont les polémiques gaz de schiste américains – se heurte à l’impératif de produire localement du biométhane (la loi de transition énergétique s’est fixé comme objectif de porter la part du biogaz à 10 % de la consommation en 2030). Et surtout, à la baisse de la consommation française de gaz. Celle-ci devrait décliner de 0,3 % par an d’ici à 2024, selon les prévisions de… GRTgaz. « C’est toujours le problème avec ce type de projet lourd et complexe : le monde de l’énergie évolue à une vitesse considérable », observe la députée (PS) et ancienne ministre de l’écologie Delphine Batho, interrogée par Mediapart. Imaginé en plein boom gazier, Eridan apparaît près de dix ans plus tard totalement anachronique.

Le pouvoir des lobbies

Initié sous Sarkozy, validé sous Hollande : pourquoi l’État s’entête-t-il à vouloir faire entrer au chausse- pied Eridan dans la vallée du Rhône ? « C’est la continuité des lobbys », lance Michèle Rivasi. Les multinationales du secteur se précipitent en effet sur le gaz. Leur stratégie : le faire accepter comme un élément central de la transition énergétique. « Il émet deux fois moins de CO2 que le charbon et 30 % de moins que le pétrole », vante Jérôme Ferrier. Cet ancien cadre de Total préside l’Association française du gaz (AFG), le lobby du méthane. Malgré son discours, son énergie n’en reste pas moins fossile et autrement plus polluante que l’éolien ou le solaire. « On ne pourra pas tout miser sur le renouvelable », coupe-t-il. Depuis les bureaux de l’AFG à Neuilly- sur-Seine, il justifie Eridan avec la méthode Coué :

« Anticipons les besoins futurs. » Pas sûr que les consommateurs l’entendent de cette oreille. Au bout du compte, ce sont eux qui paieront en majeure partie cet investissement estimé à 620 millions d’euros.

Dans leur croisade, les gaziers peuvent compter sur Bruxelles. L’Union européenne encourage tous azimuts le développement du réseau de gazoducs, avec à la manœuvre l’Espagnol Miguel Arias Canete, commissaire à l’énergie. Coïncidence ? Son pays ambitionne de devenir la porte d’entrée du gaz (en provenance d’Afrique et d’Amérique) consommé en Europe. Mais faute de connexion de taille, les nombreux terminaux méthaniers espagnols tournent au ralenti. À moins que… Depuis des mois, Canete tente d’imposer à la France un gazoduc géant, baptisé MidCat. Il traverserait les Pyrénées près de Perpignan. Or de ce projet dépend l’avenir d’Eridan, selon la Commission de régulation de l’énergie (CRE). La CRE est déterminante pour les habitants de la vallée du Rhône : elle autorise ou non les investissements prévus pour les grandes infrastructures énergétiques.

« Si on fait MidCat, il faut faire Eridan pour permettre au gaz de transiter vers le reste de l’Europe. Seulement, d’après nos simulations, rien ne justifie cette très coûteuse [trois milliards d’euros] liaison avec l’Espagne », déclare à Mediapart son président, Philippe de Ladoucette. Pour autant et contre toute logique, la CRE refuse d’abandonner Eridan. Au contraire ! Elle a encouragé GRTgaz à décrocher toutes les autorisations nécessaires à sa construction.

« On ne sait jamais. Eridan est un projet en couveuse. On le garde sous le coude en fonction des évolutions futures », assume Philippe de Ladoucette.

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A Caderousse (Vaucluse), commune traversée
par le futur gazoduc. © Nicolas Barriquand.

En attendant, sous l’épée de Damoclès, des opposants s’interrogent sur le lien entre Eridan et l’exploitation des gaz de schiste. Le gazoduc longera le permis d’exploration de Montélimar. Sur ce vaste périmètre qui s’étend du sud de Valence au nord de Montpellier, Total a théoriquement le droit de fouiller le sous-sol à condition de ne pas procéder par fracturation hydraulique, technique interdite en France. Pour le moment, les industriels n’ont pas élaboré d’alternative. Le gazoduc rhodanien aurait- il néanmoins un objectif officieux ? « Eridan a été pensé en 2007 alors que personne ne parlait des gaz de schiste », balaie Georges Seimandi, agacé.

« Au début des années 2010, les plans décennaux de GRTgaz mentionnaient clairement l’exploitation des gaz des schiste comme un but à terme. Et, c’est un fait, le tracé d’Eridan passe à proximité de zones où on en trouve », soulève à l’inverse Jean- Pierre Gautry, chargé de mission pour le collectif Alternative gazoduc Fos-Dunkerque. Rien de farfelu à rapprocher les deux sujets, estime Michèle Rivasi.

« Il suffit qu’on change de gouvernement pour que l’exploration soit relancée, prédit l’écologiste. Or, l’une des problématiques des gaz de schiste concerne leur évacuation. En construisant Eridan, GRTgaz libère son actuelle canalisation [d’une capacité quatre fois inférieure],plus commode à alimenter. »

Gaz de schiste ou pas, un arrêté ministériel autorise depuis janvier 2015 GRTgaz à construire et exploiter Eridan. Reste l’étape du tribunal administratif. Une vingtaine de recours contestent notamment la déclaration d’utilité publique. Mais le gouvernement vient une nouvelle fois de réitérer son soutien au projet. Dans une lettre datée du 25 avril dernier adressée à une association d’opposants, Ségolène Royal affirme que le gazoduc répond à l’intérêt général. Sans craindre la contradiction : trois jours auparavant, à New York, la ministre de l’écologie coprésidait la signature de l’accord sur le climat de la COP21…

Lire l’article sur le site de mediapart :
https://www.mediapart.fr/journal/economie/040616/eridan-l-aberrant-gazoduc-d-engie?onglet=full